Derrière le masque démocratique de l’opposition vénézuélienne, une « révolution orange » ?
Manuel Rosales étreignant le dictateur Pedro Carmona lors du Coup d´Etat du 11 avril 2002
La première fois que j’ai fait des spaghettis bolognaises, c’était en 2000, à des amis yougoslaves. J’avais une recette que m’avait donnée un ami cuisinier de Washington, célèbre pour avoir ouvert un très bon restaurant italien à Managua dans les années 80. Je l’ai suivie à la lettre. Faire bouillir les tomates et les peler, les faire revenir avec des oignons, de l’ail, du céleri et y incorporer de petites boulettes de viande préalablement confectionnées avec diverses herbes et épices. J’ai versé la sauce sur mes spaghettis. Mes amis yougoslaves ont trouvé ça très bon car les boulettes de viande leur rappelaient un plat de leur pays. En 2004, des amis ukrainiens sont venus à la maison. Ils m’ont laissé entendre qu’ils avaient eut vent de ma recette et que cela les intriguait car ils ne pouvaient croire qu’un simple plat de pâtes puisse être si bon. Je fus pris de panique. Et s’ils n’aimaient pas ? J’ai téléphoné à mon ami de Washington qui m’a tout de suite rassuré : « Ne t’inquiètes pas, ils te disent ça parce que les pâtes en Ukraine sont de mauvaise qualité. Fais-leur des pâtes fraîches et tu verras qu’ils adoreront. » J’ai suivi la recette de la sauce à la lettre. Pour les pâtes, j’ai mélangé de la farine, des jaunes d’œuf, de l’eau et fait une pâte bien lisse à partir de laquelle j’ai élaboré des tagliatelles fraîches. Mes amis ukrainiens furent émerveillés et m’ont même demandé la recette.
Le dimanche 3 décembre 2006, j’ai invité des amis vénézuéliens à dîner. Un couple d’origine italienne, de Bologne !!! Des spécialistes de la gastronomie de la péninsule ! De quoi vais-je avoir l’air avec mes vulgaires pâtes ? Pour être sûr de ma réussite, j’ai appelé mon ami américain…
Les « révolutions de Washington »
Après la seconde guerre mondiale, la Central Intelligence Agency (CIA), pour lutter contre les gouvernements gênants, organisait et finançait des coups d’Etat violents pour installer au pouvoir un proche des Etats-Unis, généralement un militaire (coup d’Etat contre Mossadegh, Arbenz, Allende,…). Les années qui suivirent ces coups d’Etat furent entachées de la mort ou de l’emprisonnement de nombreux opposants. Les multiples atteintes aux droits de l’Homme ternirent durement l’image de ces dictatures aux yeux de l’opinion internationale, qui ne manquait pas de questionner la légitimité de leur prise de pouvoir. La CIA, qui était à l’origine de ces régimes sanglants, ne manqua pas de souffrir de leurs exactions. Lorsque certains faits de la CIA furent avérés, l’opinion publique mondiale accentua son opinion négative de l’agence étasunienne. Le contribuable américain aussi… qui ne comprenait pas forcement pourquoi l’horreur vécue alors dans de nombreux pays devait être financée par ses impôts. La CIA allait donc créer des agences-écran pour financer et entraîner des organisations amies situées dans les pays qui représentent une menace pour les intérêts nord-américains.
Au centre de ces agences-écran figurent notamment l’Agence étasunienne pour le développement international (USAID, sigles en anglais) et le Fonds national pour la démocratie (NED, sigles en anglais). Financés par le Congrès étasunien, ces paravents de la CIA vont continuer le travail de déstabilisation qui revenait jusqu’alors à la CIA.
« Créé par Reagan en 1984, le NED devint le principal « porteur de valises » de la CIA. Acheminant les dollars des grandes campagnes de renversement des gouvernements gênants… Contre la petite île de Grenade (envahie en 1986), contre la Pologne (en finançant notamment le « syndicaliste » Walesa), contre la Chine… Et particulièrement contre le Nicaragua sandiniste. » [1] La NED finance, avec l’argent du contribuable étasunien, des organisations dans pas moins de 77 pays, y compris bien sûr des pays « amis » de l’empire étasunien. [2] On l’a retrouvée, entre autre, en Yougoslavie, en Georgie, au Kazakhstan, en Ukraine où elle a financé les organisations « non » gouvernementales qui ont organisé les coups d’Etat contre les gouvernements en place dans ces pays. [3] Comme le remarque un de ses architectes, Allen Weinstein, « beaucoup de choses que nous faisons aujourd’hui était faites clandestinement par la CIA il y a 25 ans » [4]
En Georgie où la NED finançait entre autre l’organisation kmara, la « Révolution des Roses » a trouvé son point de départ dans la contestation des élections législatives. « Cette contestation « spontanée » repose sur deux éléments : d’une part la composition des listes électorales, qui auraient été falsifiées, et, d’autre part, les sondages effectués à la sortie des urnes, qui donneraient des résultats différents des chiffres officiels. » [5] En Ukraine, les résultats du second tour de l’élection présidentielle ont donné une courte victoire à Ianoukovitch (49,42 % contre 46,69 % pour son rival Iouchtchenko). Ces résultats ne concordaient en rien avec les « enquêtes » réalisées durant la campagne et les « sondages » à la sortie des urnes qui indiquaient une nette avance de Iouchtchenko. On connaît la suite, des manifestations « spontanées » (en fait organisées par le mouvement Pora, financé par la NED) ont entraîné l’organisation d’un troisième tour qu’a remporté le favori de Washington. Comme nous allons le voir, les pays de l’Europe de l’Est sont décidément bien proches des Caraïbes…
Si la NED, et l’USAID, s’occupent de financer et d’organiser les partis, syndicats, organisations qui s’opposent au gouvernement que Washington souhaite renverser, l’aspect politique et stratégique est encadré par une autre institution liée à la CIA.
L’Albert Einstein Institution (AEI) a été fondée au début des années 80 par un certain Gene Scharp pour élaborer des stratégies non-violentes destinées à lutter contre des régimes dictatoriaux. L’Albert Einstein Institution a travaillé étroitement, dans les années 80, avec de nombreux mouvements anti-communistes. « Réalisant le potentiel de l’Albert Einstein Institution, la CIA y délègue un spécialiste de l’action clandestine, le colonel Robert Helvey, alors doyen de l’Ecole de formation des attachés militaires d’ambassades. » [6] Aujourd’hui, le colonel Helvey est le président de l’AEI.
L’AEI a formé à ses méthodes de coup d’Etat non-violent les mouvements d’opposition aux gouvernements qui ne s’alignent pas sur Washington, selon les préceptes élaborés par Gene Scharp et Robert Helvey.
Le livre le plus célèbre de Gene Scharp s’intitule « From dictatorship to democracy » [7]. A la fin de cet ouvrage de déstabilisation, un manuel résume en 198 points les lignes d’action que les mouvements doivent suivre pour faire tomber un gouvernement.
Il est intéressant de constater que le livre est traduit en vingt langues : en arabe, en biélorusse, en birman, en jing-paw, chin, karen (trois langues de Birmanie), en mandarin simplifié et traditionnel, en anglais, en farsi, en indonésien, en khmer, en kirghiz, en russe, en serbe, en espagnol, en ukrainien, en tibétain, et en vietnamien. [8] Si l’autoproclamé universitaire Gene Scharp cherchait à se faire connaître, il n’aurait certainement pas négligé une traduction en français et en portugais. De même, s’il cherchait une reconnaissance universitaire, il aurait pu mettre à profit son réseau de traducteurs pour élaborer le livre en allemand. Comme on peut le voir, Gene Scharp ne cherche pas à être connu ; méthode bien curieuse pour un auteur qui est censé vivre de ses écrits. Les différentes traductions du livre du fondateur de l’AEI correspondent curieusement aux idiomes parlés dans les pays qui se trouvent dans la ligne de mire de Washington.
Si Gene Scharp reste inconnu du grand public, il ne l’est pas en revanche dans les pays qui ont connus une « révolution orange ». L’AIE a formé à ses techniques le mouvement étudiant yougoslave Otpor, qui a joué un rôle clé dans le renversement de Slobodan Milosevic. Face à ce succès, l’AIE a récidivé en Georgie (avec le mouvement kmara), en Ukraine (avec Pora), en Biélorussie (avec Zoubr), et au Zimbabwe (avec Sokawanele). Ces différents groupes se forgent un appui dans la rue, à partir des mécontentements dus à la contestation des résultats électoraux. Leur cible privilégiée : les jeunes, qu’ils attirent avec des discours faussement rebelles et des concerts de rock avec boissons alcoolisées gratuites. Ces groupes n’ont aucun programme politique cohérent. Ils ne trouvent leur force que dans la mobilisation et l’organisation des coups d’Etat. En Ukraine, « le mouvement étudiant Pora, qui a fourni à la “révolution orange” ses “fantassins”, n’a remporté que 1,47 % des voix. Son leader M. Vladislav Kaskiv (…) concède également que Pora “s’est plus préoccupé de relations publiques pour se créer une image que de se donner des structures de parti” ». [9]
Comme on peut le voir, les « révolutions de Washington » suivent le même modèle, la même logistique, les mêmes financements. Qu’en est-il au Venezuela ?
Le Venezuela dans les « pâtes » de Washington
Avant-hier, mon ami américain m’a appelé pour prendre de mes nouvelles. Il semblait un peu inquiet. Au sujet de mon prochain dîner, il m’a juste dit : « Suis ma recette à la lettre, et n’oublie pas de bien mélanger la sauce. Il ne faut pas qu’elle colle à la casserole ».
L’avocate Eva Golinger analyse dans son ouvrage Code Chavez-CIA contre Venezuela [10] l’ingérence des Etats-Unis dans la politique vénézuélienne. Elle montre notamment que la NED et l’USAID ont dépensé plus de 30 millions de dollars entre 2001 et 2004 inclus pour financer des groupes d’opposition recrutés dans tous les secteurs de l’activité sociale. Son nouvel ouvrage révèle une inquiétante pénétration des associations financées par la NED en 2005 dans les milieux populaires acquis à Chavez. [11] Parmi les opérations de déstabilisation opérés par ces différents groupes, on compte une tentative de coup d’Etat, un sabotage économique qui a ruiné le pays au début 2003, et l’organisation du référendum révocatoire contre le président Hugo Chavez.
Celui-ci a été organisé par une organisation « non » gouvernementale, Súmate. C’est en réalité l’organisation qui bénéficie du plus important financement du Congrès étasunien au Venezuela via la NED. L’objectif de Súmate était de se constituer en un Conseil National Electoral (CNE) parallèle. L’organisation a émis de nombreuses critiques sur le registre électoral tentant même d’y substituer sa propre base de données. S’appuyant sur l’article 72 de la constitution bolivarienne [12], elle a convoqué une collecte de signatures alors que normalement ce rôle revient au CNE. Dans la journée du 15 août, l’entreprise de sondage Penn, Schoen & Burland, qui a travaillé avec Súmate, a envoyé à de nombreux médias internationaux un communiqué montrant le résultat de son sondage à la sortie des urnes qui donnait l’opposition gagnante avec 60% des voix. [13]
Il n’y a aucune coïncidence avec les coups d’Etat d’Europe de l’Est. Súmate était chargé d’organiser la croyance d’une prétendue fraude qui serait le déclic d’un nouveau coup d’Etat.
Une concentration d’opposants, trop faible pour tenter quoi que ce soit, a tout de même eu lieu, accompagnée de faits de violence. Bref, la « révolution orange » n’a pas pu se dérouler en ce mois d’août 2004.
L’AEI travaille aussi au Venezuela. Comme le souligne son rapport d’activité 2000-2004 [14], « en avril 2003, une consultation de 9 jours a été dirigée par Robert Helvey et Chris Miller à Caracas pour des membres de l’opposition démocratique vénézuélienne. L’objectif de cette consultation était de leur donner la capacité de développer une stratégie non-violente pour restaurer la démocratie au Venezuela ».
L’objectif est de forcer le gouvernement à adopter une attitude répressive face aux techniques de l’AEI, ce qui, par le prisme médiatique international, l’aurait transformé en un régime répressif.
Du 27 février 2004 au 1er mars 2004, les enseignements de l’AEI ont été expérimentés. A la tête de ces manifestations, un cubano-vénézuélien Robert Alonso. Autre échec. Ne tenant pas compte de l’aspect « non-violent » de Gene Scharp, le même Robert Alonso a accueilli, en mai 2004, une centaine de paramilitaires colombiens dans sa propriété de Caracas. Leur but : tuer Chavez et des hauts responsables du gouvernement. Robert Alonso vit depuis en exil à Miami.
L’ingérence étasunienne pour abattre la Révolution bolivarienne n’a en rien baissé. Au contraire, l’élection du 3 décembre prochain sera l’occasion d’une nouvelle tentative de déstabilisation. La stratégie répond aux techniques de Washington pour organiser des coups d’Etat « non-violents ».
Position ambiguë sur le Conseil national électoral
Le 4 décembre 2005, l’opposition au gouvernement d’Hugo Chavez boycottait les élections législatives, au parlement andin et au parlement latino-américain. Ce boycott a été organisé pour en tirer plusieurs avantages. Les partis d’opposition ont ainsi évité la banqueroute électorale que leur promettaient tous les sondages. Avec la complicité de certains médias internationaux, il ont tenté de faire passer le Venezuela pour une dictature contrôlée par une seule tendance politique, et ont surtout essayé d’imposer leur lecture de l’ouragan électoral révolutionnaire, à savoir que la forte abstention était l’expression d’une défiance des Vénézuéliens envers le système électoral. Cette version a eut du mal à s’imposer au niveau national comme au niveau international [15]. Cette stratégie de discréditation du CNE n’a pas porté ses fruits. Il est vrai qu’il était difficile de faire passer le CNE pour une instance du « pouvoir totalitaire chaviste » en même temps que la mission d’observation de l’Union européenne reconnaissait que « dans la grande majorité des cas, les observateurs de l’Union européenne ont eu accès aux informations qu’ils demandaient. Tous les observateurs ont constaté que tous les préparatifs logistiques avaient été réalisés et qu’il n’y avait aucun empêchement de ce type pour réaliser les élections avec succès. Au contraire, le CNE était bien préparé. (…) Le système de vote vénézuélien a des caractéristiques parmi les plus avancées qui remplissent les standards internationaux de vote électronique. Sous certains aspects, comme par exemple pour son audit des bulletins de papier, le système développé au Venezuela est probablement le système le plus perfectionné du monde actuellement » [16].
Comme il paraît stupide (et contre-productif) de dénoncer une convergence révolutionnaire entre l’Union européenne et la République bolivarienne du Venezuela, les partis d’opposition ont continué à dénoncer la « partialité » du CNE.
En vue de l’élection présidentielle du 3 décembre 2006, des critiques ont été émises sur la validité du registre électoral, comme dans les pays d’Europe de l’Est. Afin de s’assurer qu’il n’y avait ni morts, ni doublons, le CNE publia dans les journaux la liste de tous les Vénézuéliens de plus de 80 ans en demandant aux familles de vérifier et de signaler si apparaissait le nom d’un parent mort afin de l’éliminer du registre électoral et de s’assurer ainsi que personne n’ira voter en empruntant son identité.
Durant le mois de juillet 2006, l’O(N)G Súmate, financée par la NED, a commencé à organiser des élections primaires pour déterminer un candidat d’union de l’opposition aux élections présidentielles du 3 décembre. Il est important de noter que l’association Via Civica, financée par la même NED, avait été à l’origine de la Coordination démocratique du Nicaragua et de la candidature unique de Violeta Chamorro pour les élections nicaraguayennes de 1990. Les élections d’alors intervenaient après un boycott des élections législatives de 1984 par l’opposition au sandinisme…
Plusieurs réunions des postulants à la candidature unique ont été organisées avec Súmate. Au final, le vote qui devait se dérouler le 13 août n’a pas eu lieu, et les trois candidats les plus en vue se sont mis d’accord pour désigner Manuel Rosales comme candidat unitaire de l’opposition. Après quelques semaines de tergiversations et d’accords, les autres postulants se sont ralliés à cette candidature.
Faut-il y voir un échec de Súmate ? Rien n’est moins sûr. Le patronage d’une O(N)G financée par le Congrès étasunien et dont la présidente fut reçue le 31 mai 2005 comme un chef d’Etat par le président Bush [17] est un cadeau pour Chavez, qui n’a pas manqué de dénoncer la collusion. Par un choix apparemment indépendant, le candidat désigné, Manuel Rosales, a écartét cette possibilité. Toujours est-il qu’à partir des réunions de l’opposition avec Súmate, le comportement de l’opposition face au CNE s’est modifié.
Le 20 août 2006, « les techniciens de l’opposition qui ont participé à la révision complète du registre électoral ont conclu que celui-ci pouvait être utilisé pour les élections présidentielles du 3 décembre » [18]. Les critiques préalablement faites sur le registre électoral se sont estompées subitement. Mais subsistait encore la critique faite durant les élections parlementaires du 4 décembre 2005 sur le système d’empruntes digitales.
Pour éviter qu’une personne ne vote plusieurs fois, le CNE a recours à un système d’identification par les empruntes digitales en plus de la présentation d’une pièce d’identité. Lors des élections parlementaires du 4 décembre 2005, l’opposition avait demandé le retrait de ces machines sous le prétexte qu’elles violaient le secret du vote. [19] Le 13 août 2006, dans le journal Ultimas Noticias, la journaliste Celina Carquez demandait à Vicente Diaz un des cinq recteurs du CNE et président de la Commission de participation électorale et du financement du pouvoir électoral : « Convenons d’une chose. Le système d’empruntes digitales ne viole pas le secret du vote. Donc pourquoi ne pas les utiliser ? », demandait la journaliste en faisant référence ainsi aux déclarations précédentes de l’opposition. La réponse de Vicente Diaz fut étonnante. Il déclara : « Les gens agissent sur la base de croyances, et un secteur de la population pense que [ces machines] mettent en péril le secret du vote et agit en conséquence. Il s’abstiendra de voter. L’unique résultat de ces machines est de faire augmenter l’abstention » [20]. Cette position sera désormais la rengaine de l’opposition : retirer les machines parce qu’elle « ne servent à rien, sinon à faire augmenter l’abstention ». Faisons fi de « l’impartialité » du recteur Diaz pour examiner l’évolution de l’opposition face à ces machines. En octobre-novembre 2005, les partis d’opposition ont lancé une campagne politico-médiatique pour faire croire que les capteurs d’empruntes violent le secret du vote. Moins d’un an plus tard, et à l’exception d’Action Démocratique, ces mêmes partis conviendront que le secret du vote est protégé et se plaignent que leurs électeurs ont peur d’exercer leur droit de vote en raison d’une croyance qu’ils ont eux-mêmes construite. Chacun jugera du mépris que ces partis ont pour leurs électeurs dans leur quête du pouvoir.
Cependant, au début de la campagne présidentielle, fin août, l’opposition a semblé avoir « accepté » le CNE et paraît prête à livrer bataille proprement sur le champ démocratique. Qu’indique ce retournement ? Un changement de stratégie.
Du poivre, m’a dit mon ami américain, rajoute du poivre… La valse des sondages
Le 19 septembre, alors que tous les sondages donnaient jusqu’alors un écart confortable de 35% à 40% pour le candidat Chavez sur son principal rival de l’opposition [21], l’entreprise de sondage Penn, Schoen and Berland a publié des résultats annonçant 50% pour Chavez et 37% pour Rosales. La montée en flèche de Rosales a été commentée en boucle dans les médias commerciaux.
La Penn, Schoen and Berland est une firme de sondage qui compte parmi ses clients principaux Disney, Mac Donald, Microsoft, NBC, Nike, Texaco, American Express, Bill Clinton, Hillary Clinton, Ehud Olmert, Tony Blair, Silvio Berlusconi, Michael Bloomberg comme le note leur site Internet. Durant l’intervention [étasunienne, ndlr] contre le Panama en 1989, cette entreprise a produit des sondages légitimant la guerre contre le petit pays d’Amérique centrale. On l’a retrouvée quelques mois plus tard au Nicaragua engagée dans les élections que les sandinistes ont perdues. Elle a réalisé et publié des enquêtes en Yougoslavie en 2000 et en Ukraine en 2004, participant par là au renversement de Milosevic et à la « Révolution orange ».
Peu avant le référendum révocatoire contre le président Chavez en août 2004, Penn, Schoen and Berland a émis les résultats suivants : 49% pour le Non (au départ de Chavez), 51% pour le Oui. Le 15 août 2004, dans l’après midi (alors que les Vénézuéliens allaient voter jusqu’à minuit), Penn, Schoen and Berland a publié un « résultat à la sortie des urnes » faisant état de 60% pour le Oui et de 40% pour le Non. Ce résultat a été exploité par Súmate et certains partis d’opposition pour contester le résultat final, approuvé par les observateurs internationaux qui a donné Chavez gagnant avec 59,1% des voix.
L’enquête de Penn, Schoen and Berland a ouvert la voie à une série de publications de sondages révélant la hausse exponentielle du candidat Manuel Rosales. Le 11 octobre 2006, l’entreprise Keller and asociated a situé les deux candidats dans un mouchoir de poche. Cette même entreprise allant jusqu’à publier une autre enquête montrant la nette avance de Rosales avec 57% des voix contre 32% à Hugo Chavez. Ce type de sondages s’est intensifié au fur et à mesure qu’approche l’élection présidentielle.
Le 10 novembre, le parti de Rosales, Un Nuevo Tiempo, a publié sous forme de publicité dans le journal El Mundo une enquête de la firme Eugenio Escuela datant du 4 novembre. Le résultat est sans appel… Chavez 46% – Rosales 48% des voix exprimées [22]. Le 15 novembre, une publicité non signée est publiée en pleine page de Ultimas Noticias. Elle montre les résultats d’un sondage de l’entreprise Survey Fast qui donne Chavez vainqueur avec 48.1%, mais talonné par Rosales avec 47.7%. Cette publicité est apparemment anonyme. Or, si la loi vénézuélienne n’oblige pas à publier le nom de l’acheteur de la publicité, en revanche, l’apparition du numéro d’enregistrement aux impôts de l’organisation qui finance la publicité est obligatoire. Publié en bas de page, en caractères minuscules, le fameux numéro correspond…..à celui du parti de Rosales, Un Nuevo Tiempo. [23]
Dans cette valse des sondages, on semble s’y perdre. D’autant plus que la grande majorité des médias ne font état que des enquêtes favorisant Rosales. Est-il possible de dégager une moyenne pour tenter de saisir la tendance réelle des électeurs ? L’ONG V Mandamiento a calculé la moyenne des enquêtes d’opinions réalisés par huit instituts de sondages [24] au cours du mois d’octobre 2006 : Chavez 55.3% – Rosales 25.1%.
Création d’un terrain propice à l’action anti-démocratique
La publication de diverses enquêtes donnant Rosales gagnant ou au coude à coude avec Chavez fait partie de la stratégie de l’opposition vénézuélienne et de leurs alliés de Washington, Miami et Langley [siège de la CIA, ndlr] pour tenter de prendre le pouvoir coûte que coûte en ce prochain mois de décembre. Comme nous l’avons vu précédemment, cette même technique a été employée lors des « révolutions » de Washington en Europe de l’Est.
Officiellement et médiatiquement, le candidat Rosales et son staff de campagne respectent le CNE. Ils veulent aller aux élections « sûrs de la victoire » que leur promettent les sondages. Sur la plupart des chaînes de télévisions et des journaux, les enquêtes prédisant la « victoire » sont décortiquées par de nombreux experts qui ne sont interrompus que pour passer des images des concentrations et manifestations en appui au gouverneur du Zulia [Manuel Rosales, ndlr]. Le retrait de la candidature de Rosales au dernier moment prétextant la partialité du CNE est écarté. Leopoldo Lopez, membre du Parti d’opposition Primero Justicia et maire de l’arrondissement le plus riche de Caracas l’explique ainsi : « Rosales ne se retirera pas du jeu électoral, nous allons gagner. Nous nous exprimons clairement : celui qui va gagner ne se retire pas » [25]. Les électeurs d’opposition commencent à croire en leur « future victoire ». Pourquoi n’y croiraient-ils pas puisque la grande majorité des médias l’annonce déjà ? C’est là le but recherché. Lorsque, au soir du 3 décembre, tombera le résultat final qui montrera un large appui des Vénézuéliens à leur président, cela créera immanquablement une frustration chez l’électeur d’opposition. Comment pourrait gagner Chavez si les sondages le donnent perdant, si les manifestations en faveur de Rosales attirent tant de monde ? Il y a peu à parier que l’électeur d’opposition se sente victime de manipulation médiatique de la part des siens [26]. Le coupable ne pourra être que Chavez et ses acolytes du CNE qui auront alors commis une fraude électorale. La stratégie de l’opposition est claire. Faire croire que la victoire leur est assurée, crier à la fraude, et envoyer leurs partisans prendre les rues de Caracas et des grandes villes. Comme en Yougoslavie, comme en Georgie, comme en Ukraine, la même recette…
Le problème de cette stratégie est qu’elle oblige l’opposition à jouer un double jeu jusqu’au dernier moment. En effet, s’ils avaient dénoncé la partialité du CNE et le truquage des élections au début de leur campagne, personne ne se serait mobilisé pour les soutenir, personne n’aurait cru à la victoire puisque tout était « pipé ». Cette position a déjà été testée par l’opposition. Après avoir essayé de salir le processus électoral après le référendum révocatoire, les partis d’opposition n’ont eu aucun soutien lorsque deux mois plus tard ils ont convoqué leur électorat pour les élections régionales et municipales [27].
Mais, dans le même temps, ils ne peuvent pas ne pas critiquer le CNE. Car si leurs partisans se mettent à croire réellement en la transparence des élections, s’ils admettent les résultats des missions d’observations internationales, alors ils admettront la victoire de Chavez.
Ce double jeu de l’opposition par rapport au CNE est bien résumé par Manuel Rosales qui « admet avoir confiance dans le CNE pour qu’il promeuve la participation d’observateurs internationaux pour que ceux-ci soient témoins de la journée électorale du 3 décembre » [28] mais dans le même temps, il ajoute : « Si nous détectons une manipulation, je ne vais pas garder le silence. Je prendrai la tête des protestations » [29].
Ce numéro d’équilibriste ne pouvait durer éternellement. Le mauvais funambule risquait de plus en plus de tomber bien bas. Heureusement….
Ne touches pas à la sauce, ni aux pâtes, mais jette une feuille de laurier dans l’eau bouillante, ça donne un goût exquis …
Le cas Smartmatic
En février 2004, le pouvoir électoral vénézuélien a choisi l’entreprise Smartmatic pour moderniser le système de vote et passer à un système électronique. A l’époque, certains chavistes voyaient d’un très mauvais œil que l’entreprise qui gère les machines électroniques de vote de 17 états étasuniens s’installe au Venezuela. A ce moment-là, chacun se rappelait de la victoire très contestée de George W. Bush aux élections présidentielles de 2000. Après la victoire de Chavez, ce fut au tour de l’opposition de mettre en doute le système électronique. Ils ont demandé un audit des machines en septembre 2004.
En mai 2006, la députée étasunienne Carolyn Maloney demandait à la présidence des Etats-Unis de mener une enquête pour savoir quels étaient les véritables propriétaires de Smartmatic. Elle ajoutait à sa requête qu’il s’agissait selon elle d’une question de sécurité nationale. Lorsqu’il s’agit de lutter pour la sécurité nationale, on connaît la rigueur des Etats-Unis. N’ont-ils pas mis à mort le Nicaragua sandiniste et envahi l’Irak pour des questions de sécurité nationale ? N’asphyxient-ils pas Cuba depuis plus de 40 ans pour cette même raison ? La requête de Carolyn Maloney est pourtant restée lettre morte jusqu’au 29 octobre quand des membres du Comité sur les investissements étrangers des Etats-Unis ont pris contact avec Smartmatic. Le département du Trésor étasunien a réfuté l’ouverture d’une enquête officielle. Selon le New York Times, le problème porterait sur le supposé contrôle exercé sur Smartmatic par… le gouvernement vénézuélien ! [30] Bernardo Alvarez, l’ambassadeur vénézuélien à Washington, a nié immédiatement tout lien entre Smartmatic et le gouvernement vénézuélien. Il n’empêche, six mois après la demande d’enquête pour des raisons de sécurité nationale, cette investigation tombait à pic. 18 jours avant l’élection présidentielle vénézuélienne et 8 jours avant les élections au Congrès étasuniens. Quelle coïncidence !
La réaction au Venezuela ne s’est pas faite attendre. Alors qu’il n’y a aucune enquête officielle aux Etats-Unis, que les contacts officieux entre le Comité sur les investissements étrangers et la direction de Smartmatic n’ont évidement pas mis en lumière le supposé lien avec le gouvernement vénézuélien, alors que la seule prise de position officielle est celle de l’ambassadeur Alvarez, les médias commerciaux vénézuéliens se sont déchaînés. El Nuevo País en est même arrivé à affirmer en première page : « Chavez contrôle les machines électorales jusqu’aux Etats-Unis » [31]. Dans un pays où soi-disant se meurt la liberté d’expression, la diffamation est reine et s’affiche en toute impunité.
Cette calomnie arrive à point nommé dans la campagne présidentielle. Répétée mille fois par les médias commerciaux et certains membres de l’opposition, elle s’est transformée en vérité pour ceux qui regardent le mur de la caverne où est projetée Globovision.
Dès lors, certains membres de l’opposition parlent ouvertement de la fraude du 3 décembre. Les articles d’opinions des principaux journaux du pays où s’exprime l’intelligentsia anti-chaviste regorgent désormais de commentaires sur la partialité du CNE. Sur le marché de la désinformation, le mot « fraude » est en rupture de stock.
Rosales et son staff de campagne continuent de prédire la victoire, « à moins que le CNE… »
L’appel aux Forces armées nationales
Sans la participation d’une minorité des Forces Armées Nationales (FAN) du Venezuela, en l’occurrence une partie du haut commandement militaire, le coup d’Etat perpétré le 11 avril 2002 contre le gouvernement bolivarien n’aurait même pas duré 47 heures.
Après le coup d’Etat et le lock-out patronal de décembre 2002-janvier 2003 auxquels ont participé plusieurs gradés, les masques sont tombés au sein des FAN. La grande majorité des éléments putschistes et contre-révolutionnaires ont été écartés. Ce qui complique évidement la tâche de l’opposition dans sa quête du pouvoir par n’importe quel moyen.
Néanmoins, il persiste au sein de l’armée un nombre restreint de conspirateurs. Le 2 février 2006, le président Hugo Chavez a annoncé qu’un attaché militaire des Etats-Unis, John Correa, serait expulsé du pays pour espionnage. John Correa avait pris contact avec 25 officiers de la Marine nationale qui lui livraient des informations stratégiques.
L’opposition vénézuélienne connaît bien cette situation et, dés la proclamation de la candidature unitaire, a travaillé sur ce terrain. Le 19 août 2006, lors d’une conférence de presse, Manuel Rosales a demandé aux FAN de « garantir une transition démocratique. Nous demandons aux militaires de maintenir leur position institutionnelle » [32]. Il a ajouté : « Les FAN doivent se porter garantes de nous remettre le pouvoir présidentiel. Nous sommes sûrs que nous allons gagné » [33].
Il apparaît manifeste que l’opposition cherche des appuis à sa politique déstabilisatrice au sein de l’armée. Le 30 octobre 2006, lors d’un discours à l’Académie militaire, le président Chavez a annoncé avoir les preuves qu’un officier des FAN s’est réuni avec l’opposition. « J’ai conduit une rébellion [le 4 février 1992, ndlr], je suis allé en prison. Pas seulement moi…Nous sommes allés en prison, sans chercher d’excuses. Je répondrai donc avec toute la force de la loi à celui qui sort des lignes constitutionnelles. »
En permanence dans le double jeu légalité/illégalité, l’opposition, à travers le candidat Rosales qui préserve un apparent respect pour le jeu démocratique, a fait, quelques jours plus tard, la demande d’une réunion avec le haut commandement militaire. Demande qui a été rejetée par le ministre de la Défense, Raul Baduel.
Le rapport de l’opposition avec les FAN est de deux natures. D’une part, elle invite légalement (« Les FAN doivent assurer une transition démocratique ») ou illégalement (réunions secrètes et guerre psychologique) l’armée à rejoindre ses rangs. D’autre part, et devant l’échec plus ou moins patent de cette tentative, elle crée la matrice d’opinion qui transforme les FAN en bras armé de la Révolution et de Chavez au mépris de la Constitution. [34] L’opposition vénézuélienne a même eu l’occasion de discréditer publiquement l’impartialité des FAN.
Le 2 novembre s’est tenue une réunion du directoire de PDVSA. A l’ordre du jour, un fait plus que grave : des installations de PDVSA ont été prêtées au candidat Manuel Rosales, signataire du décret Carmona durant le coup d’Etat [35], pour que ce dernier puisse poser son jet privé sur ces installations stratégiques. Le ministre Rafael Ramirez tance son directoire : « Qu’est-ce c’est que ce bordel ? (…) Vous devez comprendre que PDVSA est rouge, tout rouge », en référence à la couleur symbolique du processus bolivarien. Cette scène a été filmée et la vidéo remise à l’opposition, qui, hypocritement, s’est offusquée et a transmis la vidéo au CNE et à l’Organisation Internationale du Travail (OIT). Pourtant, il semble normal que l’accès à des installations stratégiques soit refusé à une personne qui a appuyé un coup d’Etat et un sabotage économique de cette même industrie. Une manifestation gigantesque des travailleurs de PDVSA en soutien à leur ministre a même été organisée. Chavez a alors appuyé Rafael Ramirez : « Ministre Ramirez, va et répète cent fois par jour ce que tu as dis. PDVSA est révolutionnaire, tout comme les FAN, elles sont rouges, toutes rouges. »
Malgré les communiqués de l’armée réaffirmant leur service à la Nation, l’opposition a enclenchée son double jeu en invitant les militaires à servir le Venezuela, et non pas le « castro-communisme » de Chavez. Bref, en les invitant plus ou moins légalement à rejoindre ses rangs. Dans le même temps, les médias commerciaux ont commencé à discréditer les FAN. Dans une interview du général putschiste Francisco Usón [36], la journaliste Maria Angelica Correa lui a demandé : « Général, le Venezuela qui s’oppose à Chavez va aller voter le 3 décembre avec la certitude qu’on va lui voler son vote. Je vous demande, si ce jour-là, la société civile sort dans la rue pour dénoncer la fraude, quelle sera la réaction des FAN ? » La réponse du militaire est sans ambiguïté : « J’espère qu’ils réagiront et ne reconnaîtront pas l’autorité illégitimement déclarée comme élue. Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que ça se passera ainsi. Ils agiront comme le bras armé de la Révolution. » [37]
Comme pour le CNE, l’opposition entretient un double discours sur les forces armées. Alors que Rosales maintient une relative façade démocratique dans son rapport à l’armée (comme par rapport au CNE), les médias commerciaux la font déjà apparaître comme la milice de Chavez. C’est-à-dire que si l’armée ne s’engage pas aux côtés de l’opposition au soir des élections, elle ne pourra être que l’agent exécuteur d’un Etat répressif et totalitaire.
Pour résumer ce que nous venons de voir :
1) L’opposition une et indivisible a commencé la campagne présidentielle sous une façade démocratique, opérant un virage à 180° de sa position sur le CNE.
2) Par la publication à outrance de faux sondages, les partis d’opposition et leurs alliés médiatiques laissent croire à leurs électeurs que la victoire électorale est acquise, entamant une véritable guerre psychologique contre tous les Vénézuéliens.
3) L’opposition une et indivisible adopte un double discours. A Rosales et son équipe, la façade démocratique et le respect relatif au CNE et aux forces armées ; aux médias commerciaux et à certains partis et ONG, la tache de préparer le terrain à une action anti-démocratique en dénonçant un supposée alliance entre le gouvernement bolivarien, le CNE et les FAN. Position d’autant plus confortable que n’importe quelle critique du gouvernement contre ce plan déstabilisateur se transformera immanquablement en une atteinte à la liberté d’expression utilisée par des journalistes ou des organisations « non » gouvernementales, supposés être neutres et objectifs.
La recette de cette conspiration va bien été résumée par le journaliste Rafael Poleo au cours de l’émission de télévision Alo Ciudadano [38] : « Le 3 décembre, le peuple doit aller voter. Durant la nuit, le CNE rouge, tout rouge, va annoncer la victoire de Chavez quels que soient les résultats. Le 4, Manuel Rosales…On verra d’ailleurs qui est vraiment Manuel Rosales… doit prendre la tête des protestations de rue contre la fraude. (…) Il doit faire la Révolution orange. Le 5, les Forces armées nationales devront choisir si elles continuent ou non à tirer sur le peuple pour l’obliger à se taire. » [39].
L’objectif est clair. Il a déjà fait ses preuves dans d’autres pays. Mais Washington et l’opposition possèdent-t-elles les ressources humaines nécessaires pour mener à bien leur intention de coup d’Etat au Venezuela ?
Cap sur le 4 décembre
Le secret ultime, c’est de saupoudrer légèrement ta sauce de sucre roux pendant qu’elle cuit.
Depuis quelques semaines, on peut remarquer aux abords de certaines universités de Caracas et dans les quartiers de la ville acquis à l’opposition la marque d’un nouveau groupe. « Plan V. Défends ton vote ». Ce groupe emprunte son nom à un discours du candidat Rosales. Celui-ci affirmait qu’il n’avait pas de plan B pour les élections mais « un plan V, V comme Venezuela, V comme Victoire » [40]. Dans une plaquette de présentation de ses activités [41], le groupe se présente comme une organisation de jeunesse dont le but est la mobilisation des jeunes au cas où « le CNE ne respecte pas leur vote ». Il faut bien sûr comprendre si le CNE déclare Chavez gagnant. La plaquette fait la promotion de l’action non-violente pour « lutter contre un régime qui cherche à légitimer une moyenne de six millions de voix à travers le contrôle du système électoral ». La fin de la plaquette de présentation est particulièrement instructive. En effet, est posée la question : « Pourquoi sommes-nous si sûrs que la non-violence est notre solution ? Parce que l’Histoire a démontré que ça se pouvait ». Suit alors un résumé des « victoires » acquises en Pologne, en Yougoslavie, en Georgie, en Ukraine. Le nom de l’organisation yougoslave Otpor est même mentionné. Une organisation de jeunesse de ce type a fait défaut aux mobilisations qui ont suivi la victoire de Chavez au référendum d’août 2004. Le Venezuela a désormais son Otpor. Le 17 novembre 2006, un grand concert rock-reggae gratuit en soutien à Manuel Rosales a été organisé à Caracas, en présence du candidat qui n’a pas manqué d’haranguer les nombreux jeunes présents. Cet évènement correspond au point n°36 du « manuel pour un coup d’Etat réussi » de l’AEI… [42]
Il est intéressant de souligner cette consigne présente dans la plaquette : « Après les élections : attendre les instructions du candidat et seulement du candidat ».
Nous voyons bien ici que l’opposition est une et indivisible malgré ses différentes facettes. Le 4 décembre sera l’occasion d’une grande convergence de ceux qui restent dans l’apparente légalité et ceux qui disqualifient ouvertement les forces armées et le CNE. Cette opposition unifiée autour de son candidat a déjà son plan B, pour affronter la victoire prévisible de Chavez, comme le montrent les jeunes adeptes vénézuéliens d’Otpor et de l’AEI.
Provenant de quatre universités de Caracas, 70 jeunes du Plan V ont organisé une manifestation, le 12 novembre 2006. Leur lieu de convergence n’a pas été choisi au hasard. La petite troupe a convergé vers Fuerte Tiuna, la plus grande caserne du pays où ils ont scandé aux militaires la célèbre phrase de Bolivar : « Maudit soit le soldat qui tire sur son peuple ».
Comme nous l’avons vu précédemment, la direction de l’opposition cherche à provoquer une réponse répressive des FAN pour transformer médiatiquement au niveau national, mais surtout au niveau international, le Venezuela en une dictature militaire qui assassine ses opposants et implorer une intervention internationale légitimée par la Charte démocratique des Amériques qui régit l’Organisation des Etats Américains (OEA) dont, à l’exception de Cuba, font partie tous les pays du continent, y compris les Etats-Unis évidemment.
Cependant rien n’empêche l’opposition de manifester le lendemain de l’élection comme ils l’ont fait au lendemain du référendum. Cela n’entraînera pas forcement l’image d’un Venezuela dictatorial.
Pour provoquer les services de maintien de l’ordre du Venezuela, l’opposition peut compter sur la présence de groupuscules d’extrême droite ainsi que sur les nombreux paramilitaires colombiens infiltrés en territoire vénézuélien.
Depuis mai 2004, et l’arrestation de la centaine de paramilitaires colombiens à Caracas, l’infiltration de ce groupe militaro-mafieux a cru dans une proportion non négligeable. De par leur proximité avec la Colombie [43], les états frontaliers sont, évidement, les plus touchés, mais certains quartiers populaires de Caracas souffrent aussi de ce fléau. Si une grande partie des paramilitaires défendent leur territoire et leur business armes au poing, d’autres restent sous couverture menant une vie sociale normale, du moins en apparence. Le nombre est incertain mais jugé important. Or cette organisation, à la différence d’un simple groupe mafieux, a une idéologie politique (d’extrême droite) et une grande rigueur dans son organisation militaire. On peut donc légitimement craindre des actions violentes de leur part afin de provoquer une répression sur le secteur « pacifique et non-violent » de l’opposition, c’est-à-dire celle qui aura voté en pensant réellement à un changement de gouvernement. C’est-à-dire la base de l’opposition que ses dirigeants ont trompée et qu’ils n’hésiteront pas à sacrifier si cela est nécessaire dans leur quête du pouvoir.
Dans cette volonté de perturber violement l’ordre public, les paramilitaires pourraient être secondés par des groupes vénézuéliens d’extrême droite. Provenant de l’organisation anti-castriste basée à Washington New Cuba Coalition [44], un texte circule sur Internet dirigée au « peuple vénézuélien » selon ses propres termes. Intitulé « Instruction pour la défense civique » [45], ce brûlot est un manuel de guérilla urbaine anti-chaviste. Il recommande aux Vénézuéliens : « Identifie ton voisin qui est d’accord avec la Révolution, observe ses faits et gestes, où il travaille, où étudient ses enfants,… ». Pour la phase de combat, le document signale : « Vise le leader, et si tu le blesses seulement, utilise-le comme une chèvre en attendant que les ennemis viennent l’aider. Avec un blessé, tu élimineras cinq chavistes ». Le document se termine par un manuel pour réaliser des bombes artisanales, et dresse une liste de 19 Tupamaros [46] avec nom, date de naissance, et adresse.
L’objectif de ces groupes armés est de générer un climat de chaos et de répression pour solliciter une intervention étrangère. Les relais médiatiques internationaux des entreprises de communication vénézuéliennes se chargeront de façonner l’image d’un Chavez dictateur qui ne veut pas reconnaître sa défaite et d’un supposé peuple vénézuélien réprimé se soulevant contre le régime. Une telle description médiatique au niveau international ne manquera pas de provoquer en cas d’intervention étrangère, un laisser-faire dans l’opinion publique mondiale, y compris pour ceux qui ont une image plutôt positive du gouvernement.
Comme en Yougoslavie, comme en Georgie, comme en Ukraine. Bien entendu, Manuel Rosales et son staff de campagne se défendent toujours d’avoir de tels projets. [47]
¡Viva la arepa ! [48]
Récemment j’ai parcouru les barrios [quartiers populaires, ndlr] de Caracas pour faire goûter mes spaghettis bolognaises en vue de mon prochain dîner. Les réponses furent catégoriques : « c’est vraiment immangeable ton plat d’importation. Pour rien au monde, je ne le changerai contre une arepa ».
Bien conscientes de ce qui se prépare, les autorités vénézuéliennes ont rappelé maintes fois qu’elles ne toléreraient aucun plan déstabilisateur et qu’elles étaient prêtes à maintenir l’ordre constitutionnel.
Les quartiers populaires de Caracas s’organisent aussi : « S’ils nous refont le 11 avril, ils auront leur 13 ! ». [49] La classe ouvrière est prête à lutter contre toute tentative de déstabilisation économique : personne ne pourra empêcher les machines de tourner. En réaction à l’appel de la New Cuba Coalition pour poser des bombes dans le métro de Caracas, les 5 000 membres du syndicat des travailleurs du Métro de Caracas, favorables au processus bolivarien, ont mis en route un plan d’urgence pour s’occuper de la sécurité des installations et assurer leur fonctionnement. 18 000 réservistes ont été mobilisés dans tout le pays et les FAN ont rappelé fermement leur attachement à la Constitution et leur engagement à faire respecter le résultat électoral, quel que soit le vainqueur.
Après ma visite du barrio, j’ai été sérieusement pris de doute quant à la réussite de mon dîner du 3 décembre. J’ai appelé mon ami américain.
Chose inhabituelle, je suis tombé sur son répondeur...
Notes :
[1] Michel Collon, Voici le portrait de la pieuvre, préface à la traduction française du livre d’Eva Golinger, Code Chávez-CIA contre Venezuela, ed. Oser Dire, 2006.
[2] Voir le propre site de la NED : www.ned.org.
[3] Voir Thierry Meyssan, « La nébuleuse de l’ingérence démocratique », Voltaire, 22/01/2004.
[4] David Ignatius, Innocence abroad : The new world of Spyless Coups, Washington Post, 22/09/91.
[5] Voir Paul Labarique, Les dessous du coup d’Etat en Georgie, Voltaire, 07/01/04.
[6] Voir Thierry Meyssan, L’Albert Einstein Institution : la non-violence version CIA, Voltaire, 04/01/05.
[7] Gene Scharp, From dictatorship to democracy [De la dictature à la démocratie, NDT], Boston : ed. Albert Einstein Institution, 2002. (ouvrage initialement publié en Birman en 1993). Disponible en ligne sur le site de l’Albert Einstein Institution : http://www.aeinstein.org/organizati…
[8] Voir sur le site de l’Albert Einstein Institution : http://www.aeinstein.org/organizati…
[9] Vicken Cheterian, « La « révolution orange » perd ses couleurs », Le Monde diplomatique, septembre 2006, p.6
[10] Eva Golinger, Code Chávez-CIA contre Venezuela, op.cit.
[11] Eva Golinger, Bush Vs. Chávez. La guerra de Washington contra Venezuela, La Havane : ed. Jose Marti, 2006.
[12] Article 72 de la Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela : « Toutes les charges et magistratures de l’élection populaire sont révocables. Passée la moitié de la période à laquelle a été élu, le ou la fonctionnaire, un nombre qui ne peut être inférieur à vingt pour cent des électeurs ou électrices inscrit(e)s dans la circonscription correspondante pourra solliciter la convocation d’un référendum pour révoquer son mandat. Quand le nombre d’électeurs ou d’électrices, égal ou supérieur au nombre qui ont élu le mandant aura voté la révocation, après avoir convoqué le referendum par un nombre d’électeurs égal ou supérieur à 25% du corps électoral,on considère le mandant révoqué. On procédera immédiatement à couvrir la vacance du poste conformément aux dispositions de la présente Constitution et la loi. La révocation du mandat pour les membres du corps se réalisera en conformité avec la loi. Durant la période de son mandat, le ou la fonctionnaire ne peut subir plus d’une sollicitation de révocation de son mandat. » Constitution disponible en français sur le site du Cercle Bolivarien de Paris : http://cbparis.free.fr/
[13] Communiqué disponible in Antonio Guillermo Garcia Danglades, Expediente $umate, Caracas, 2006, p.38.
[14] Disponible sur http://www.aeinstein.org/organizati….Traduction de l’auteur.
[16] Conférence de presse de José Silva Peneda, président de la Mission d’Observation électorale de l’Union européenne, 13 mars 2006. Extrait publié dans El Nacional, 16 mars 2006, p. A-22. [Traduction de l’auteur].
[17] Voir la photo de Maria Corina Machado dans le bureau ovale sur http://images.google.co.ve/images?h…
[18] Celina Carquez, Técnicos opositores concluyen que el RE puede usarse el 3D, Ultimas Noticias, p. 14
[20] Celina Carquez, La ciudadanía aun puede eliminar captahuellas, entrevista a Vicente Díaz, Ultimas Noticias, p. 23
[21] Par exemple, l’Institut vénézuélien d’analyses de données (Ivad) pronostiquait le 15/09/06, 55.4% pour Chávez et 17.7% pour Rosales. Fin août, l’institut Datanalisis pronostiquait 55.65% pour Chávez.
[22] El Mundo, 10/10/06, p. 16.
[23] Ultimas Noticias, 15/11/06, p. 17.
[24] Les huit firmes de sondages sont Consult 21, Op. Publica Consult, Prognosticos Marketing Consult, Cifras y Escenarios, Datanalisis, Ivad, Evans & McDonough.
[25] López : No se retira quien va a ganar las elecciones, Ultimas Noticias, 06/11/06, p. 20.
[26] Manipulation qui pourtant existe. En plus de la publication de fausses enquêtes, certaines images des manifestations en faveur de Rosales ont été truquées pour faire croire à une multitude d’assistants. Voir les photos et articles de La Hojilla impresa, 11/10/2006, p. 6 et 23.
[27] Voir Nouvelle victoire électorale pour les partisans de Chávez, Risal, 03/11/06.
[28] Aira Maya, Rosales estará mosca ante cualquier anomalía, Ultimas Noticias, 10/10/06, p. 16
[29] Ibid.
[30] Tim Golden, « U.S. Investigates Voting Machines’ Venezuela Ties », New York Times, 29/10/06, p.1
[31] El Nuevo Pais, 30/10/06.
[32] Celina Carquez, « Rosales pide a la FAN garantizar transición democrática », Ultimas Noticias, 20/08/06, p.15.
[33] Ibid.
[34] Article 328 de la Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela : « La Force Armée Nationale est une institution essentiellement professionnelle, sans appartenance politique, organisée par l’Etat pour garantir l’indépendance et la souveraineté de la Nation (…) Dans l’accomplissement de ses fonctions, elle est au service exclusif de la Nation et en aucun cas à celui de personnes ou partis politiques. »
[35] Le 12 avril 2002, un décret lancé par le président putchiste Pedro Carmona dissolvait tous les pouvoirs élus, le procureur général de la République, le défenseur du Peuple, et inaugurait ainsi la dictature de facto. Ce texte fut approuvé et signé par quelques 400 personnalités, politiciens d’opposition, chefs d’entreprise, membres du haut clergé, haut gradés de l’armée, etc. Le candidat de l’opposition Manuel Rosales a signé ce fameux « décret Carmona ».
[36] Franciso Usón est l’ancien ministre des Finances du gouvernement bolivarien une charge à laquelle il a renoncé en avril 2002 pour rejoindre l’opposition dans sa tentative de coup d’Etat contre le président Chávez. Militant actif de l’opposition, il a été condamné à 6 ans de prison pour injure aux Forces armées. Il est fortement soupçonné de collaboration avec les paramilitaires colombiens découverts à Caracas en mai 2004.
[37] Maria Angélica Correa, Habla el General Uson, Zeta, 03-10/11/06, p. 13.
[38] Aló Ciudadano est l’émission la plus représentative de la guerre psychologique menée au Venezuela. Sur la chaîne Globovisión, tous les jours de la semaine durant 3 heures, des opposants à Chávez dénigrent le gouvernement bolivarien. Toutes les techniques sont bonnes, de la calomnie au montage médiatique en passant par les faux témoignages ou les témoignages de fausses associations « de défense de… » .
[39] Rafael Poleo, “Aló Ciudadano”, Globovisión, 07/11/06. Notons au passage qu’un appel au coup d’Etat de ce type sur une chaîne de grande écoute aurait été sanctionné dans n’importe quel pays du monde. Sauf au Venezuela où, selon la Société Interaméricaine de Presse (SIP) ou Reporters Sans Frontières (RSF), la liberté d’expression est menacée. M Poleo et la chaîne Globovisión ne sont absolument pas inquiétés.
[40] Ultimas Noticias, 06/11/06 p. 20. Jeu de mots : Plan B et Plan V se prononcent pareil en espagnol.
[41] Disponible sur http://www.analitica.com/bitbliotec…
[42] Gene Scharp, From dictatorship to democracy, op.cit.
[43] Voir Jorge Chávez Morales, « On va en finir avec ce gouvernement de guérilleros » sur http://bellaciao.org/fr/article.php…
[44] New Cuba Coalition est lié à la Fondation Nationale Cubano-Américaine, crée dans les années 60 par la CIA avec l’appui de la mafia cubaine en exil et du département d’Etat américain.
[45] http://www.newcubacoalition.org/spa…
[46] Membres de l’organisation révolutionnaire Tupamaro qui appuie la Révolution bolivarienne.
[47] Ultimas Noticias, 06/11/06 p. 20, et Ultimas Noticias, 10/11/06, p. 27.
[48] « Vive l’arepa », galette de farine de maïs, plat traditionnel vénézuélien.
[49] Allusion au 13 avril 2002, quand le peuple vénézuélien a rétabli, avec l’aide des forces armées, l’ordre constitutionnel et a mis en déroute le coup d’Etat organisé 47 heures plus tôt par l’oligarchie et une partie du Haut commandement militaire.
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